II
« Ouais, dès que j’en aurai terminé ici… » Cendres s’essuya la bouche contre sa manche ; elle mâchonna le quignon de pain noir que Rickard venait de lui fourrer dans la main, but de l’eau de source à une timbale qu’il lui tendait : elle mangeait sur le pouce, comme toujours. Elle adressa un distrait signe de tête vers Florian, remarquant également, à cet instant, la présence de Rickard, Henri Brant et deux des armuriers, qui attendaient tous l’occasion de lui parler, et elle se retourna vers Angelotti.
« Non, dit Florian en interrompant le groupe. M’entretenir avec toi tout de suite. Dans ma tente. Ordre du chirurgien !
— Ouais, d’accord… » L’eau de source glacée fit mal aux dents de Cendres. Elle avala le pain, lança brièvement à Henri Brant et aux autres : « Réglez tout ça avec Angeli et Geraint ab Morgan ! » et hocha de la tête vers Rickard en lui indiquant la chaleur des feux. Elle se retourna pour parler à Floria del Guiz, pour découvrir que la femme s’éloignait déjà à grands pas à travers les nappes d’humus, de bourbe et de ténèbres.
« Feux de l’enfer, drôlesse ! J’ai des dispositions à prendre avant le matin ! »
La haute silhouette mince s’arrêta et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La nuit la dissimulait presque entièrement. La lueur des feux changeait ses cheveux en une tignasse orange, toujours pas plus longue que ne la porterait un homme, ondulée à hauteur du menton. De toute évidence, elle l’avait ratissée en arrière avec des doigts boueux, à un moment donné : des traînées brunes chargeaient leur blondeur, et ses pommettes tachées de son se balafraient de sombre.
« Bon, d’accord, je sais que tu ne me déranges pas sans raison. C’est quoi, cette fois-ci ? Encore des gens qui se font porter pâles ? » En se déplaçant trop vite, Cendres dérapa et posa le pied botté dans un nid-de-poule dissimulé dans l’ombre. Elle avait le haut-de-chausses tellement détrempé qu’elle perçut à peine le froid à travers son cuir imprégné d’eau.
« Non. Je t’ai dit : je veux m’entretenir avec toi. »
Florian retint le rabat de la tente de chirurgie, qu’on avait plantée avec difficulté entre les racines affleurantes des hêtres. La toile s’affalait et ballait de façon alarmante, ballottée entre ombre et reflets des feux, selon les mouvements. Cendres se baissa pour entrer dans la pénombre et l’odeur de moisi ; elle laissa ses yeux s’accoutumer à la lueur d’une des dernières chandelles, conservée pour le dispensaire. Les litières sur le sol nu semblaient vides.
« Je suis à court de millepertuis et d’hamamélis, déclara Florian sur un ton net, et pratiquement au bout de mes réserves de boyaux, pour les opérations. Il ne me tarde pas demain. Je n’ai plus besoin de vos services, diacre. »
Elle continua à retenir le rabat levé. Un de ses prêtres lais abandonna mortier et pilon et la salua d’un signe de tête en quittant la tente pour les ténèbres. Rien dans son attitude ne laissait entendre que la proximité d’une femme travestie en homme lui causait la moindre gêne.
« Eh ben voilà, Florian. Je te l’avais bien dit. » Cendres prit place sur un des bancs, appuyant les coudes sur la table de préparation des simples. Elle leva les yeux vers la chirurgienne dans la pénombre. « Tu les as recousus après Carthage… tu es allée à Carthage avec eux, sous le feu de l’ennemi. Tu es restée à nos côtés pendant tout le retour. En ce qui concerne la compagnie, c’est : On se fout qu’elle soit gouine, c’est notre gouine. »
La chirurgienne installa son corps svelte aux longues jambes sur une chaise pliante en bois. Son expression n’était pas claire à la lueur de la chandelle. L’amertume mit de l’acide dans sa voix. « Non, sans déconner ? Et je devrais être satisfaite ? Mais quelle grandeur d’âme de leur part !
— Florian…
— Je devrais peut-être en dire autant sur leur compte : Bon, c’est un tas de pilleurs et de violeurs, mais, bah ! Ce sont les miens… Putain ! Mais je ne suis pas le… la… la mascotte de la compagnie ! » Sa main frappa la table, à plat, avec un claquement sec et sonore dans la tente froide. La flamme jaune vacilla sous le déplacement d’air.
« C’est pas tout à fait juste », fit observer Cendres avec douceur.
Les yeux vert clair de Florian reflétèrent la lumière. Sa voix se calma. « Ton humeur doit être contagieuse. Ce que je voulais dire, c’est que, si je faisais venir une femme sous ma tente, on verrait bien alors à quel point je suis des leurs.
— Mon humeur ?
— On va se battre, aujourd’hui ou demain. » Florian ne donna pas à la phrase d’inflexions interrogatives. « Le moment n’est pas approprié pour en parler, mais, après tout, il n’y aura peut-être pas de moment approprié, plus tard. Nous allons peut-être mourir toutes les deux. Je t’ai observée, au long du chemin qui nous a amenés ici. Tu ne dis rien, Cendres. Tu n’as pas ouvert la bouche depuis que nous avons quitté Carthage.
— Quand est-ce que j’en ai eu le temps ? » Cendres s’aperçut qu’elle serrait encore la timbale de bois entre ses doigts froids et engourdis. Elle ne contenait plus d’eau. « Tu aurais du vin caché quelque part, ici ?
— Non. Si j’en avais, je le garderais pour les malades. »
Les pupilles dilatées par l’accommodation à l’obscurité, Cendres arrivait à discerner l’expression de Floria. Le visage osseux, intelligent de la chirurgienne portait des rides dues à la mauvaise alimentation et aux dures marches, mais aucun des signes d’un abus de vin ou de bière. Je ne l’ai pas vue soûle depuis des semaines, se dit Cendres.
« Tu ne parles plus, déclara délibérément la chirurgienne, depuis la trouille bleue que t’ont foutue ces machins dans le désert. »
Une tension froide se noua dans le ventre de Cendres et libéra une vague de peur qui lui donna le vertige.
Florian ajouta : « Tu allais très bien, sur le coup. Je t’ai observée. Le choc s’est déclaré après, pendant qu’on traversait la Méditerranée. Et tu continues à éviter d’y penser en ce moment !
— J’ai horreur des défaites. On est passés si près d’anéantir le Golem de pierre ! Tout ce qu’on a réussi à faire, c’est de garantir qu’ils sauront désormais qu’il faut le protéger. » Cendres observa ses propres phalanges qui serraient le gobelet de bois, essayant de l’empêcher de trépider contre les planches de la table. « Je continue à penser que j’aurais dû en faire davantage. J’aurais pu !
— On ne peut pas continuer à livrer les batailles passées. »
Cendres haussa les épaules. « Je sais qu’une brèche s’ouvrait dans la maison Léofric, quelque part sous terre – j’avais vu ses foutus rats blancs s’enfuir dans les égouts ! Si j’avais réussi à localiser cette brèche, on aurait peut-être pu atteindre le sixième niveau, on aurait peut-être pu éliminer le Golem de pierre, et à présent, les Machines sauvages n’auraient peut-être plus aucun moyen de dire quoi que ce soit à quiconque !
— Des rats blancs ? Tu ne m’avais pas parlé de ça. » Florian se pencha au-dessus de la table. La lueur de la chandelle dessina sur ses traits des reliefs accusés : une expression concentrée, comme si elle creusait dans les failles d’un mur de pierre. « Léofric – ce seigneur à qui tu appartiens ? Et à qui appartient la Faris, doit-on supposer ? Celui dont on essayait de faire s’effondrer la maison ? Des rats ? »
Cendres plaça son autre main autour de la timbale, contemplant les ombres à l’intérieur. La température semblait plus douce sous la tente que dans la forêt, mais Cendres aurait tant souhaité avoir la chaleur brûlante du feu de camp.
« Le seigneur amir Léofric ne se contente pas d’élever des esclaves de mon genre. Il élève des rats. Ils n’ont pas les couleurs naturelles des rats. Ceux que j’ai vus devaient être la preuve que le tremblement de terre avait lézardé la maison Léofric en sous-sol. Mais il se peut que ce ne se soit pas produit dans le même quadrant de la maison que celui qui abritait le Golem de pierre, la largeur d’une fissure pouvait très bien ne pas suffire pour laisser passer des hommes… » Sa phrase demeura en suspens.
« Si j’avais pu, si j’avais su. » L’expression de Floria changea. « Tu m’as parlé de Godfrey, pendant cette escarmouche. Juste : Il est mort. Je n’ai rien tiré d’autre de toi, depuis. »
Cendres vit les ténèbres devenir floues dans la timbale en bois. Elle eut très réellement besoin de quelques secondes avant de comprendre qu’elle avait les larmes aux yeux.
« Godfrey est mort lorsque le palais de la Citadelle s’est effondré, durant le tremblement de terre. » La voix rocailleuse, sardonique, elle ajouta : « Un rocher lui est tombé dessus. Même pour un prêtre, la veine doit bien finir par tourner un jour, je suppose. Florian, on est une compagnie de mercenaires, il y a des gens qui meurent.
— J’ai côtoyé Godfrey pendant cinq ans », déclara son interlocutrice, songeuse. Cendres entendait sa voix émerger des ombres d’avant l’aube, à la lueur de la chandelle ; elle ne leva pas les yeux pour regarder son visage.
« Il a changé quand il a su que je n’étais pas un homme. » Florian toussa. « J’aurais préféré que ce ne soit pas le cas, je pourrais me souvenir de lui avec plus de charité, à présent. Mais je ne l’ai connu que quelques années, Cendres. Tu l’as connu pendant une décennie, il représentait la seule famille que tu auras jamais. »
Cendres s’inclina en arrière sur son banc et affronta le regard de la chirurgienne.
« Bon, d’accord. Le petit entretien que tu voulais avoir avec moi, c’est : à ton avis, je n’ai pas pleuré Godfrey. Très bien, je m’en occuperai quand j’aurai le temps !
— Le temps, tu l’as eu, quand il s’est agi d’accompagner les éclaireurs, au lieu de les laisser venir faire leur rapport, comme il est d’usage ! C’est du travail inventé, ça, Cendres ! » La colère, ou peut-être une crainte du futur immédiat, décocha un coup au creux du ventre de Cendres, et s’exprima par de la méchanceté. « Si tu as envie de te rendre utile, porte le deuil de ton inutile petite merde de frère, plutôt – parce que personne d’autre ne s’en chargera ! »
De façon inattendue, la bouche de Florian se tordit en une moue. « Fernando n’est peut-être pas mort. Tu n’es peut-être pas veuve. Tu as peut-être toujours un époux. Avec tous ses défauts. »
On ne discernait aucune douleur dans l’expression de Floria. Je ne sais pas lire en elle, se dit Cendres. Il y a, quoi ? Cinq, dix ans qui nous séparent ? Il pourrait y en avoir cinquante !
Cendres se remit debout, d’une poussée contre la table. La terre glissait sous la semelle de ses bottes. La tente sentait le moisi et la putréfaction.
« Fernando a quand même essayé de s’interposer en ma faveur devant le roi-calife… Pour tout le bien que ça lui a fait ! Je ne l’ai pas revu après l’effondrement du toit. Désolé, Florian. Je croyais que c’était un problème sérieux. Je n’ai vraiment pas de temps à perdre avec ça. »
Elle avança vers le volet de la tente. L’air de la nuit faisait onduler les parois de toile couvertes de moisissure, vaciller la flamme de la chandelle. La main de Florian se leva pour agripper Cendres par la manche.
Celle-ci contempla les longs doigts boueux qui se nouaient sur le velours de sa cotte.
« J’ai vu ta vision rétrécir. » Florian ne relâcha pas son emprise sur le tissu. « C’est vrai, c’est cette concentration qui nous a permis de traverser la Chrétienté pour arriver jusqu’ici. Elle n’assurera pas ta survie, maintenant. Je te connais depuis cinq ans, et j’ai observé ta façon de tout prendre en compte avant un combat. Tu… »
Les doigts de Florian se détendirent et elle leva les yeux, cherchant ses mots, le visage dans le noir, ses cheveux luisant à la clarté de la chandelle.
« Pendant deux mois, tu as été… refermée sur toi-même. Carthage t’a terrifiée. Les Machines sauvages t’ont terrifiée, et tu as cessé de réfléchir ! Il faut que tu t’y remettes. Tu vas laisser passer des choses, manquer des occasions, commettre des erreurs. Tu vas faire tuer des gens ! Tu vas te faire tuer, toi ! »
Au bout d’une seconde, Cendres referma la main sur celle de Florian, avec une courte pression sur les doigts glacés. Elle s’assit sur le banc à côté de la chirurgienne, face à elle. Pendant un instant, elle se malaxa le front avec les doigts, pétrissant la chair comme pour soulager une pression.
« Ouais… » Une émotion se cristallisa, se forçant un passage au premier rang de ses pensées. « Ouais. C’est comme à Auxonne, la nuit avant la bataille. Savoir qu’on ne peut plus éviter de prendre des décisions. J’ai besoin de me ressaisir, merde. » Un souvenir la titilla. « J’étais sous cette tente, cette fois là aussi, non ? En train de te parler. Je… J’ai toujours eu l’intention de te faire des excuses, et de te remercier d’être revenue dans la compagnie. »
Elle leva les yeux pour voir Florian qui l’observait avec un visage fermé, pâle. Elle expliqua : « C’était le choc d’apprendre que j’étais enceinte. J’ai mal interprété ce que tu as dit. »
Les épais sourcils dorés de Florian se froncèrent. « Tu devrais me laisser t’examiner. »
Cendres répondit avec concision. « Ça fait deux mois que j’ai fait ma fausse couche ; tout est rentré dans l’ordre. Tu peux interroger les lavandières, pour les linges[8].
— Mais… »
Cendres l’interrompit. « Mais, maintenant que j’en ai parlé, je devrais te présenter des excuses pour ce que j’ai dit à ce moment-là. Non, je ne pense absolument pas que tu étais jalouse que je puisse avoir un bébé. Et… bon, je sais maintenant que tu ne… Eh bien… que tu n’essayais pas de me séduire ! Désolé de t’en avoir crue capable.
— Mais je le suis », répliqua Floria.
Le soulagement d’avoir enfin formulé des excuses submergea Cendres, si bien qu’elle faillit ne pas entendre la réponse de Florian. Elle s’arrêta, toujours à ses côtés dans le noir, sur le banc de bois froid, et elle fixa la chirurgienne avec de grands yeux.
« Oh, j’en serais tout à fait capable, répéta Florian, mais à quoi bon ? Tu ne regardes jamais les femmes. Je t’ai observée, Cendres – il y a des femmes vraiment magnifiques dans cette compagnie, et tu ne les regardes jamais. Au mieux, tu leur passes un bras autour de la taille quand tu leur montres une passe d’épée – et ça ne signifie rien, pas vrai ? »
Cendres avait mal à la poitrine ; la véhémence de Floria lui coupait le souffle.
« Raconte tant que tu veux que tu fais partie de la bande, avec les hommes… mais je te vois faire du charme à la moitié des commandants masculins d’ici. Appelle ça du charisme, si ça te chante. Peut-être qu’aucun d’entre vous ne se rend compte de ce que c’est. Mais avec les hommes, tu réagis. Avec ma petite traînée de frère, en particulier ! Et pas avec les femmes. Alors, à quoi bon chercher à te séduire ? »
Cendres la regarda, bouche légèrement bée, sans un traître mot qui lui vienne en tête. Le froid de la nuit faisait couler ses yeux et son nez ; elle se frotta machinalement le visage avec une manche de velours trempé, le regard toujours rivé sur l’autre femme. Elle s’efforça de trouver ses mots, mais ne rencontra qu’une totale absence de quoi que ce soit à dire.
« Ne t’en fais pas. » Une note fêlée passa dans la voix de Florian. « Ce n’était pas le cas à l’époque, et ce ne sera pas le cas maintenant. Non que je n’aie pas envie de toi. Mais parce qu’il n’existe pas en toi la capacité à avoir envie de moi. »
La dureté de son ton augmenta. Prise entre la révulsion et l’envie irrépressible de consoler cette femme – Florian, c’est Florian ; bon Dieu, c’est une des rares personnes que je considère comme une amie –, Cendres commença à tendre une main, et la laissa retomber.
« Pourquoi me raconter ça maintenant ?
— On peut toutes les deux se faire tuer avant la fin de la journée, demain. »
Les sourcils argentés de Cendres se froncèrent. « Ç’aurait déjà pu nous arriver dans le passé. Souvent.
— Peut-être que j’avais envie de te tirer de ta léthargie. » La femme blonde se pencha en arrière sur le banc, comme si elle cherchait à s’étirer et que ce mouvement ne l’écartait encore de Cendres que par pure coïncidence. Elle pouvait être pensive, sourire légèrement, ou faire la moue : la pénombre s’opposait à une absolue certitude.
« Je t’ai choquée ? demanda Florian après un instant de silence complet.
— Je… je ne crois pas. Je savais que toi et Marguerite Schmidt… Mais il ne m’était jamais venu à l’idée que tu pourrais me regarder, moi, avec un tel œil… C’est… flatteur, je suppose. »
Un rire étouffé et sarcastique éclata à l’autre bout du banc. « Bien mieux que je n’espérais. Déjà, tu ne considères pas ça comme un problème de gestion des troupes ! »
C’était tellement caractéristique de Florian – anticiper ainsi à la perfection la première réaction de Cendres – que celle-ci ne put se retenir de sourire.
« Bon… D’accord, ça me flatte de savoir que je suis apparemment une femme qui pourrait te plaire ! Comme avec un homme, je suppose. Je rencontre parfois ce genre de situation, au sein de la compagnie. Je leur dis de se trouver une femme bien – mais que ce ne sera pas moi. »
Sur un ton d’indifférence étudiée, Floria del Guiz déclara : « Je peux vivre avec ça.
— Bon, très bien. » L’impression inhabituelle qu’elle devrait ajouter un geste, ou quelques mots, poussa Cendres à se redresser avec vivacité, ses pieds mal assurés sur le sol de glaise humide. Elle considéra son interlocutrice, toujours assise : « Comment est-ce que je… suis censée réagir à ça ?
— Ne réagis pas. » Un sourire acerbe toucha les traits de Florian, et s’effaça. « Fais ce que tu veux. Cendres, réveille-toi ! Il ne s’agit pas seulement d’extraire d’un siège la moitié de la compagnie. Nous sommes revenus dans le Duché ; tu as passé une nuit sur la plage, devant Carthage, à nous raconter que ces… » Sa voix hésita. « … ces feræ machinæ[9] ont employé deux cents ans à tromper la maison Léofric pour faire créer à leur profit un esclave qui conquerrait la Bourgogne – et depuis, tu n’as plus dit un mot. Maintenant, tu es ici, Cendres. On est en Bourgogne. Ce n’est pas une guerre que des gens auraient déclenchée. Est-ce que tu vas continuer à te comporter comme s’il s’agissait d’une campagne ordinaire ? Comme si toi… et ta sœur… vous n’étiez que des chefs de guerre ? »
Cendres n’avait pas conscience que son visage affichait une expression étrangement détachée, comme si elle écoutait encore l’écho des voix des machines dans sa tête. Elle ramena vivement ses yeux vers le visage de son interlocutrice. « Non, tu as raison, Florian. Non, je ne suis pas que cela.
— Alors, quoi ?
— Ce n’est pas une campagne ordinaire. Mais… ne le prends pas mal… la Bourgogne, ce n’est pas mon affaire. Ni la tienne.
— Par contre, Carthage, si. »
Cendres détourna la tête de l’expression intransigeante de la chirurgienne lorsqu’elle entendit la voix familière de ses chefs de lance, à l’extérieur de la tente. « C’est l’heure de la réunion d’état-major. Je veux savoir dans quelle condition nous sommes. Tu viens avec moi. À moins qu’il n’y ait des blessés dont tu devrais t’occuper ?
— Nous avons perdu les derniers blessés incapables de marcher juste au nord de Lyon. » Il y avait de l’aigreur dans le ton de la femme.
Cendres se tourna vers la porte de la tente, la chandelle projetant devant elle une ombre noire, et elle tâtonna pour trouver le rabat et le pousser. La toile raide et froide racla contre ses doigts nus. Elle enfila ses mitaines trempées et glacées. Consciente de la présence de Florian à sa hauteur, elle sortit dans les ténèbres éclairées de feux.
« Je n’ai pas perdu tout contact avec la réalité, ajouta Cendres. J’ai consacré une partie du temps que nous avons mis pour venir à me demander ce que nous allions bien pouvoir foutre, si jamais nous arrivions jusqu’ici… »
Elle entendit l’habituel renâclement cynique de Florian. Cendres fit halte, les yeux perdus dans les ténèbres. Là-bas, parmi des abris en branchages, montait l’odeur caractéristique du bois vert en train de brûler. « Éteignez-moi ce feu, bordel ! »
Geraint ab Morgan, approchant avec la plus grande partie de ses possessions accrochées à sa ceinture et son épée posée sur son épaule, se retourna pour aboyer vers un sergent des prévôts, qui détala au petit trot. « Oui, patronne. Hé, patronne, le conseil de guerre est en place. Le reste des gars est dans votre pavillon. »
Il n’y avait que deux tentes dressées sur le terrain inégal en lisière des bois : la tente d’infirmerie de la chirurgienne et le pavillon du commandant. La plupart des abris se composaient de branches arrachées ou d’une toile boueuse liée entre les arbres. Cendres emboîta le pas de Morgan dans l’obscurité éclairée par les feux, marchant à la suite de ses autres chefs de lance qui se dirigeaient vers sa tente – une structure avachie, amarrée entre les racines de hêtres, fixée en partie aux branches, qui branlait au fur et à mesure que l’humidité nocturne détendait les câbles.
« Combien d’hommes avons-nous, à présent, Geraint ? »
Le gaillard gratta en dessous de sa coiffe ses cheveux roussâtres taillés court. « On en est à cent quatre-vingt-treize hommes, non ? Les gars capables de se battre. Le train de bagages se monte à trois ou quatre cents, mais on a récupéré des civils qui s’accrochent à nos basques.
— Mets-y bon ordre. » Cendres soutint avec bienveillance le regard de Geraint ab Morgan. « Fais-le avant qu’on prenne le petit déjeuner.
— Y a des hommes ici qui ont pris des femmes en route. Si on chasse les femmes, elles vont crever de faim. Ça va pas plaire aux gars, patronne.
— Ah, merde. » Cendres frappa du poing une de ses paumes gantées. « Laisse faire, en ce cas. Se débarrasser d’elles poserait plus de problème que ça n’en vaut la peine. »
Trébuchant à leurs côtés sur le sol accidenté, Floria del Guiz, un sourire acide à peine visible à la clarté du feu, marmonna : « Pragmatiste… »
Au bout d’une nuit de campement, tous les taillis étaient piétinés et mêlés à la boue, quand ils n’avaient pas été arrachés pour faire des paillasses. Il n’y avait ni chèvre ni poulets pour traîner dans les jambes des gens : environ cinq cents personnes et leurs bêtes de bât, entassés dans l’oblong d’un campement établi sur la frange de terrain à l’orée de la forêt sauvage. Des fantassins en armure légère et des archers étaient accroupis autour des feux, dans l’humidité, en train de manger les maigres rations.
Un braiment monta des mules de bât attachées aux arbres, un peu plus loin le long du camp. Cendres souffla dans ses mitaines couvertes de maille en marchant, pour que son haleine réchauffe son visage transi, tandis qu’elle observait la lumière mouvante des feux. Écuyers et pages discutaient en s’occupant des bêtes de somme ; coutiliers et arquebusiers étaient houspillés par les sergents et les caporaux pour faire un peu de ménage ; des femmes et des enfants erraient partout, les nouveaux venus traînant dans les jambes de tout le monde, visages émaciés, avec dans leurs yeux l’évidence d’un profond état de choc. Elle tentait d’estimer le moral de tous.
« Donc, on a encore perdu deux fantassins, c’est ça ?
— Hier soir, avant de dresser le camp. Ça en fait moins que dans le sud. »
On n’est pas arrivés une minute trop tôt.
Geraint fronça les sourcils. « Patronne, j’ai remanié quelques-unes des lances en sous-effectif pour constituer des unités de prévôts, et ces gars ont bien trop peur de moi pour déserter, désormais. Mais j’aurais aimé que vous me laissiez déléguer à Angelotti la charge des troupes de missiles, on a tous les foutus archers de la compagnie avec nous ; ça me prend beaucoup trop de temps. »
Cendres hocha la tête d’un air pensif. « Tu te débrouilles bougrement mieux comme prévôt que comme sergent des archers ! Bon, je crois qu’il vaut mieux que je te laisse continuer sur ta lancée, alors. »
Elle se dirigea vers la tente d’état-major, accompagnée de Morgan et de la chirurgienne. Geraint ab Morgan bouscula Floria del Guiz pour entrer, se figea avec une soudaineté comique, et exécuta un saut en arrière pour lui céder le passage.
« Sangdieu ! Tu peux pas venir m’exhiber tes morpions et te figurer ensuite que j’attends de toi d’être traitée comme une dame », grinça Floria, en le dépassant pour pénétrer sous la tente, dans un noir de poix.
Cendres surprit la mine de Geraint, et, malgré l’amère confusion qu’elle ressentait aussi, faillit éclater de rire.
« Un peu de calme », enjoignit-elle avec un sourire, tout en entrant dans l’espace intérieur, assombri par la toile et déjà occupé. « Rickard, ouvre le rabat, qu’il y ait un peu de la lumière du feu qui entre.
— Je pourrais allumer des lampes, patronne.
— Il faudrait que le père Faversham, ici présent, t’assiste par un miracle. On est à court d’huile de lampe. C’est ça, Henri ?
— Oui, patronne. De ça et de pas mal d’autres choses. On ne pourra pas tenir éternellement sur ce qu’on peut récupérer dans les villes abandonnées.
— En supposant qu’elles étaient abandonnées quand vous avez récupéré tout ça… » À tâtons, Floria s’assit sur un des sièges bas de Cendres, en jetant vers Thomas Rochester et Euen Huw un regard caustique, alors que le chef de lance gallois entrait précipitamment, en retard.
« La plupart l’étaient. En grande partie. » Les traits sales et rudes d’Euen Huw prirent une expression offusquée. « Comment voulez-vous savoir, dans le Noir ? C’est du butin de guerre, pas vrai, patronne ? »
Cendres ignora ces chamailleries. Elle jeta un coup d’œil circulaire dans la pénombre. Rostovnaya, la Russe, entra sur les talons d’Euen. Geraint ab Morgan marmonna quelque chose à Pieter Tyrrell, Tyrrell écoutant le Gallois en massant le gant de cuir cousu par-dessus le doigt et le pouce rescapés sur sa moitié de main. Wat Rodway s’appuya contre le mât central et aiguisa son coutelas de cuisine contre un silex, tandis qu’Henri s’adressait à lui dans un murmure pressant.
« Henri, demanda Cendres. Quelle est la situation, question vivres ? »
L’homme au visage camus se retourna. « Vous avez calculé trop juste, patronne. Demi-rations pendant la semaine dernière, et j’ai placé des gardes armés sur les mules de bât. Il n’y aura plus de repas chauds après aujourd’hui. On en est réduit au pain noir : peut-être assez pour deux jours. Ensuite, plus rien.
— C’est sans appel ?
— Vous m’avez donné cinq cents personnes à nourrir ! Ouais, je suis catégorique, c’est impossible ! J’ai plus rien à cuisiner ! »
Cendres leva une main pour calmer l’angoisse qui empourprait le visage de Brant, tout en masquant sur ses propres traits l’anxiété qui lui tordait les tripes. « Ce n’est pas un problème, Henri. Ne t’inquiète pas pour ça. Geraint, qu’y a-t-il ? »
La voix grave de Geraint ab Morgan remplit l’air moisi, dans la lumière dorée dansante. « On ne trouve pas que ce soit une bonne idée, d’attaquer la ville. »
Cette opposition inattendue secoua Cendres. « Qui ça, on ?
— Faut pas déconner, patronne. » Ludmilla Rostovnaya ne répondit pas directement. « Allez-y, racontez-nous qu’on va faire sortir le reste de la compagnie de Dijon, et qu’on va prendre la route de l’Angleterre. Comment on va y arriver, patronne ? En crachant à la gueule des enturbannés ?
— Voilà, on va cracher et les remparts vont tomber », bougonna Geraint.
Cendres, croisant le coup d’œil de Thomas Rochester, secoua imperceptiblement la tête.
« Tu sais quoi ? déclara-t-elle sur le mode de la conversation. Qu’à ton avis, ce ne soit pas une bonne idée, je m’en contrefous, Geraint. J’attends de mes officiers qu’ils se tiennent informés des événements en cours.
— Des démons. » Le gaillard aux cheveux roux la fixa à travers la pénombre. « Le roi-calife a des démons pour lui dire quoi faire !
— Démons, Machines sauvages, appelle-les comme ça te chante. Pour l’instant, ces légions de Wisigoths aux portes de Dijon posent un problème plus grave ! »
Geraint, bouche bée, se gratta la braguette, les yeux toujours fixés sur Cendres, puis il lança un regard vers Ludmilla Rostovnaya.
« Ton bras, ça va ? » demanda Cendres à la femme russe, et, devant son hochement de tête hésitant, elle enchaîna : « Très bien. Va prendre les ordres d’Angelotti. Il a du travail pour toi et tes meilleurs arbalétriers. Je vais écrire une douzaine de messages à l’attention de la compagnie à l’intérieur de Dijon, et je veux qu’on les expédie par-dessus les remparts – et je veux que vous attendiez ensuite une réponse du capitaine Anselm. Tu as bien compris ? »
Chargée d’une tâche à accomplir, l’arbalétrière parut rassurée. « Tout de suite, patronne ?
— Angelotti se trouve avec les arquebusiers. File. »
Dans le réarrangement de corps qui accompagna la sortie du pavillon de la guerrière, Geraint ab Morgan déclara : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous faites ! Un assaut contre Dijon, c’est de la folie. Les hommes ne vous suivront pas. » À cette protestation exprimée d’une voix grinçante, le silence s’instaura dans le pavillon. Cendres hocha une fois la tête, pour elle-même. Dans la mauvaise lumière, elle jeta un coup d’œil circulaire à ses chefs de lance, son intendant et sa chirurgienne.
« Il va falloir que vous me fassiez confiance », dit-elle, son regard croisant enfin les yeux bleu pâle et injectés de sang de Geraint. « Je sais que nous avons faim, que nous sommes éreintés, mais nous sommes ici. À présent, vous me faites confiance pour prendre les décisions qui s’imposent, ou pas. Tu vas décider quoi, Geraint ? »
Le grand Gallois coula un regard en biais, comme s’il quêtait le soutien d’Euen Huw. Le chef de lance sale et nerveux secoua la tête, lèvres serrées. Thomas Rochester gronda quelque chose à voix basse. Le seul autre bruit venait de Wat Rodway, qui affûtait son coutelas contre la pierre.
« Eh bien ? » Cendres regarda tout autour d’elle dans le pavillon rempli d’hommes, leur haleine fumant dans l’atmosphère glaciale : des corps massifs, bardés de baudriers, de poignards, d’épées, de carquois. Dans cette compagnie de soldats, elle nota que Floria se levait et allait se placer auprès de l’intendant et du cuisinier.
« Je suis avec vous », déclara Floria en passant devant Cendres. Henri Brant opina ; Wat Rodway leva des yeux porcins et inclina la tête, sèchement, une fois.
« Maître Morgan ?
— Ça me plaît pas », déclara brusquement Geraint ab Morgan. Il ne baissa pas le regard. « C’était déjà pas bon que l’ennemi soit dirigé par un démon, non ? Maintenant, nous aussi.
— Nous ? interrogea doucement Cendres.
— J’ai vu ça, devant les galères. Vous alliez partir dans le désert. Rejoindre ces vieilles pyramides, peut-être. Prendre leurs ordres, si ça se trouve. Qu’est-ce qu’on fout ici, patronne ? Pourquoi on est venu ?
— Parce que le reste de la compagnie est… dans les murs de Dijon. » Cendres se déplaça d’un côté, à tâtons, et s’assit sur un coin de la table pliante, couverte de cartes, sur laquelle elle avait tenté un peu plus tôt d’établir leur feuille de route.
Elle jeta un regard sur tous ses officiers installés sur leurs sièges, vers Floria affalée contre le mât de la tente près de Wat Rodway, et à Brant qui passait d’un pied sur l’autre sur la terre jonchée de fougères. La masse de Rickard Faversham se détachait à l’arrière. La lumière issue du rabat de la tente n’éclairait que des profils.
Elle adressa un signe de tête à Rickard, lui indiquant d’écarter plus largement le rabat, et l’entendit échanger un commentaire avec les gardes à l’extérieur.
« Très bien, fit Cendres. Voilà comment ça marche. D’abord, je vais vous parler, ensuite, je vais parler à tous les chefs de lance, et après, aux hommes. Je vais commencer par vous dire ce que nous fichons ici. Ensuite, je vous dirai ce que nous allons faire. C’est bien clair pour tout le monde ? »
Hochements de têtes.
« Nous savons tous », dit-elle, la voix douce dans le silence, et le regard surtout posé sur Geraint ab Morgan, « qu’il y a un ennemi derrière l’ennemi. La Chrétienté se battait contre les Wisigoths, la Bourgogne se battait contre les Wisigoths – mais il y avait autre chose, pas vrai ? »
C’était une question rhétorique ; elle se trouva momentanée prise à contre-pied quand Geraint grommela : « C’est bien ce que je disais, non ? Guidée par des démons. C’est bien le cas. Pour leur Faris, leur général.
— Oui. C’est ça. » Cendres posa ses deux mains à côté d’elle, sur la table. « Elle entend un démon. Et moi aussi. »
Cette remarque fit grimacer l’archer gallois, mais Euen Huw et Thomas Rochester haussèrent les épaules.
« Y a pas qu’un seul démon, bordel », déclara Rochester, sur un ton d’une indifférence travaillée. « Leur foutu désert en est tout rempli, là-bas, c’est bien ça, patronne ?
— C’est bon, Tom. Moi aussi, ça me fout une trouille bleue. »
Pendant un moment, ils gardent le silence, l’esprit rempli de ces aurores méridionales, du désert nocturne illuminé d’argent, d’écarlate et d’un bleu de givre. Ils revoient les alignements de pyramides, nettes sur les feux d’argent.
« J’avais coutume de croire que j’entendais le Lion – mais c’était leur Golem de pierre, expliqua Cendres. Et vous savez tous que j’ai entendu les Machines sauvages, à Carthage. Les voix derrière le Golem de pierre. Je ne sais même pas si la Faris connaît leur existence, Geraint. Je ne sais pas si qui que ce soit – la maison Léofric, le calife ou la Faris – a la moindre notion de l’existence des voix des Machines sauvages. » Elle soutint le regard de Geraint dans la pénombre. « Mais nous, nous le savons. Nous savons que Léofric était un pantin, et que ce sont les Machines sauvages qui ont créé sa fille esclave. Nous savons qu’il ne s’agit pas d’une guerre normale. Ça ne l’a jamais été, depuis le premier jour. »
Geraint déclara : « Ça ne me plaît pas, patronne. »
Elle nota l’affaissement de ses épaules, son nouveau coup d’œil circulaire en quête de soutien, et elle lui adressa un sourire de grande camaraderie. Elle s’écarta de la table et vint se placer devant lui.
« Bon Dieu, ça ne me plaît pas plus qu’à toi ! Mais je n’irai pas vers les Machines sauvages. Je n’ai plus ressenti leur attraction depuis que nous avons levé l’ancre d’Afrique du Nord. Fais-moi confiance. » Elle l’empoigna par les avant-bras.
Debout là, dans le rouge et or de la lumière tamisée, c’est une femme solide, crasseuse et crottée, avec des cicatrices blanches sur son visage et ses mains ; sa peau est ponctuée de fossettes, vestiges d’anciennes blessures ; elle porte des mitaines de maille et une épée orange de rouille comme autant d’accessoires ordinaires. Et elle lui sourit avec une confiance apparemment totale.
Geraint redressa les épaules. « Ça me plaît pas, patronne », répéta-t-il. Il baissa les yeux vers les mains de Cendres. « Aux gars non plus. On sait plus pourquoi on fait la guerre, maintenant. »
Floria, le visage dans l’ombre, lança sur un ton de vitriol : « Le butin, la solde, les pillages, les beuveries et la fornication, maître Morgan ?
— On est toujours là pour flanquer la pâtée à n’importe quelle autre compagnie sur le champ de bataille », rétorqua Euen Huw, comme s’il s’agissait d’une évidence.
« Maître Anselm et les autres ! » croassa Rickard.
Une nuance de tension colorait toutes leurs paroles. Cendres lâcha les bras de Geraint ab Morgan, en lui donnant une tape amicale. Elle se retourna vers le reste de l’assemblée, s’endurcissant inconsciemment avant de reprendre la parole.
« Non. Il a raison. Geraint a raison. On ne sait pas quel est le but de cette guerre. » Elle s’arrêta un moment. « Et les Wisigoths non plus ne savent pas quel est le but de cette guerre. C’est ça, la clé. Ils croient qu’ils mènent une croisade contre la Chrétienté. Mais ça va beaucoup plus loin que ça. »
Avec lenteur, elle se dépouilla de ses mitaines en peau de mouton renforcée et frictionna ses doigts glacés.
« Je sais que les Machines sauvages ont gavé d’idées Léofric et, à travers lui, le roi-calife. Elles parlent par le Golem de pierre. Les armées wisigothes sont ici parce que les Machines sauvages les ont envoyées ici. Pas à Constantinople, ni quelque part en Orient… ici, pour qu’ils puissent envahir et détruire la Bourgogne. »
Du fond de la tente, Rickard Faversham demanda, en anglais : « Pourquoi la Bourgogne ?
— Ouais, pourquoi la Bourgogne ? répéta Cendres dans le patois du camp. Je n’en sais rien, Rickard. En fait, je ne sais même pas pourquoi elles ont envoyé une armée ici. »
Geraint ab Morgan explosa d’un rire médusé. Réintégrant son grade sans s’en rendre compte, il s’exclama : « Patronne, vous êtes folle ! Comment pourraient-ils combattre le duc Charles, sinon ? »
Cendres regarda derrière lui. « Rickard. Nous avons besoin de plus de lumière sous cette tente. »
Cet apparent coq-à-l’âne les réduisit tous au silence. Cendres prit un instant pour constater, tandis que le prêtre anglais se levait lourdement de son siège et s’agenouillait, que Thomas Rochester s’écartait pour lui laisser de la place ; que Floria se retournait pour considérer Cendres avec stupeur ; que Wat Rodway rangeait sa pierre à aiguiser dans sa bourse, et son couteau à écorcher au fourreau.
« In nomine Christi Viridiani[10]… »
L’étonnante voix de haute-contre de Rickard Faversham les fit taire.
« … Christi Luciferi, Iesu Christi Viridiani[11]… »
La prière continua, leurs voix s’y joignirent. Cendres les observa, avec leurs têtes baissées et leurs mains jointes, même Rickard, à la porte de la tente, qui se tourna pour s’agenouiller dans la boue froide.
« Dieu vous accorde ceci, annonça Faversham, dans votre besoin. »
Une faible lumière jaune, semblable à la lueur d’une chandelle, brilla dans les airs.
Cendres sentit un frisson lui monter du ventre. Elle ferma les yeux, involontairement. Une légère chaleur effleura ses pommettes balafrées. Elle rouvrit les paupières, voyant clairement leurs visages, désormais, dans la lumière sereine : Euen Huw, Thomas Rochester, Wat Rodway, Henri Brant, Floria del Guiz – et, se glissant à l’intérieur, Antonio Angelotti, ses cheveux et son visage mouillés, striés de boue, revêtant une beauté souillée, irréelle.
« Miséricorde. » L’artilleur porta la main à son pourpoint, au-dessus du cœur. « Qu’est-ce qui se passe, ici ?
— Une lumière dans les ténèbres. Que Dieu me pardonne », répondit Cendres, en posant la main sur l’épaule de Rickard Faversham. Elle leva la tête, regardant autour d’elle la toile désormais couleur de parchemin, des épées et quelques herbes médicinales rescapées pendues à la roue du toit. Les ombres bondirent, s’effilèrent. « Je n’en avais nul besoin, sinon pour montrer que cela était possible. Rickard, je suis désolée de m’être servie de toi. »
La lueur de miel s’accrochait à elle. Des étincelles de lumière blanche pétillaient aux limites de son champ de vision. Rickard Faversham baisa la Croix des Ronces qu’il tenait, et se remit debout, avec lourdeur, son haut-de-chausses noirci par l’humus.
Il murmura : « L’homme en appelle éternellement à Dieu, capitaine Cendres, et pour de plus grandes causes que ceci ; pourtant, tout semble à Ses yeux aussi modeste qu’une flamme de chandelle. Et de toute façon, les petits miracles sont la raison de ma présence dans cette compagnie. »
Cendres posa un genou en terre, brièvement : « Bénissez-moi.
— Ego te absolvo », récita le prêtre.
Cendres se remit debout.
« Geraint, tu m’as posé une question. Tu as demandé comment les Wisigoths combattraient le duc, sinon. Voilà comment. »
Le capitaine des prévôts secoua sa tête aux cheveux courts : « Je comprends pas, patronne. »
L’atmosphère lumineuse se mut, granuleuse.
« Par des miracles, répondit Cendres en regardant autour d’elle. Pas des miracles comme celui-ci. Pas venus de Dieu. Par le mal : avec des miracles du diable. Je tiens cela des Machines sauvages – elles ont donné naissance à la Faris à partir de la lignée de Gondebaud. Elles l’ont obtenue à partir du sang du Faiseur de miracles, pour qu’elle devienne une autre sainte, une autre Prophétesse, un autre Gondebaud. Mais pas pour le Christ. Elles l’ont créée pour qu’elle soit leur puissance sur Terre et qu’elle accomplisse leurs miracles. Sous leur contrainte – et elles savent contraindre. »
Dans la lumière miraculeuse, Rickard Faversham humecta ses lèvres sèches. « Dieu ne le permettrait pas.
— Il ne l’a peut-être pas permis. Mais nous n’en savons rien. » Cendres se tut. « Ce que nous savons, par contre, c’est que la Faris n’est pas une idée du roi-calife, ni de l’amir Léofric. La Faris appartient aux Machines sauvages. Elles l’ont sélectionnée pour opérer un miracle diabolique et effacer la Bourgogne de la face du monde. Alors… Pourquoi est-elle venue avec une armée ? »
Le silence pesa un moment.
Rickard Faversham suggéra : « Son pouvoir miraculeux est peut-être restreint, ordinaire. Pas plus développé que celui d’un prêtre ou d’un diacre. En ce cas, alors, elle doit bien entendu faire venir une armée. »
Floria considéra le prêtre en fronçant les sourcils. « Ou… pas encore arrivé à sa pleine puissance ?
— À moins que leur sélection n’ait échoué. » Antonio Angelotti, sans regarder Cendres, souriait doucement dans l’air luminescent. « Peut-être que Dieu est bon, et qu’elle ne peut accomplir aucun miracle diabolique. Tu ne le peux pas, toi. »
Cendres ramena un regard amer vers le prêtre anglais. « Non, je suis même incapable de menus miracles. Rickard vous racontera combien de nuits j’ai passées en prières avec lui, au cours de notre périple ! Je ne pourrai jamais être prêtre. Mon seul don est d’entendre le Golem de pierre. Et les Machines sauvages. Il se peut que la Faris me surpasse. Et pourtant, elle est là, en train de se battre pour entrer… »
Antonio Angelotti secoua la tête. « Si je ne te connaissais pas depuis si longtemps, madone, et que je n’avais pas assisté à ce que nous avons vu dans le désert, je te penserais folle, ivre ou possédée ! » Son regard brillant remonta pour la regarder dans les yeux. « Telles que sont les choses, je dois te croire. C’est clair, tu les as entendues. Mais si la Faris n’a aucune notion de leur existence, et si les Machines sauvages ne lui parlent que sous le déguisement de la voix du Golem de pierre, elle ignore peut-être encore ce que nous avons appris. »
Rickard Faversham demanda : « Et quand elle le saura, instaurera-t-elle pour les Machines sauvages une désolation en ces lieux ? »
Angelotti haussa les épaules. « Les armées wisigothes ont déjà répandu la désolation. Plus rien n’est debout sur l’ancien emplacement de Milan, pas un mur, pas un toit. Venise a brûlé. Une génération entière de jeunes hommes a péri dans les Cantons suisses… Madone, j’ai confiance en toi, mais dis-nous une chose, au moins : pourquoi la Bourgogne ? »
Il y eut des murmures d’acquiescement ; des visages se tournèrent vers elle.
« Oh, je vous le dirais, si je le savais. J’ai interrogé les Machines sauvages, et j’ai failli avoir l’esprit arraché de mon corps. Je n’en sais rien, et je n’arrive pas à en imaginer la raison. » Cendres s’essuya une nouvelle fois le nez contre sa manche, également consciente de la mauvaise odeur de moisi dans ce pavillon. « Florian, tu es née bourguignonne. Pourquoi ces terres ? Pourquoi pas la France ou les provinces allemandes ? Pourquoi ce duc, et pourquoi la Bourgogne ? »
La chirurgienne secoua la tête. « Cela fait deux bons mois que nous sommes en route. J’y ai réfléchi chaque nuit. Je n’en sais rien. Je ne sais pas pourquoi ces Machines sauvages éprouvent le moindre intérêt pour les humains, et encore moins pour les Bourguignons. » Sardonique, elle ajouta : « N’essaie pas de le leur demander ! Pas maintenant.
— Non », répondit Cendres, avec quelque chose de vulnérable dans son expression. La lueur miraculeuse pâlit un peu, l’air redevenant fluide et sombre. Cendres jeta un regard à Rickard Faversham. Une expression de douleur, ou la concentration de la prière, passa sur le visage du prêtre.
Même nos miracles s’affaiblissent.
Elle ramena les yeux vers Geraint, Euen, Thomas Rochester, Angelotti. L’odeur de la laine humide et de la sueur masculine emplissait la tente.
« Tout ce dont nous sommes sûrs, dit-elle, c’est qu’il y a une guerre derrière la guerre. Si je vous ai impliqués dans tout ça à cause de ce que je suis, les gars, ma foi, c’est regrettable – mais souvenez-vous que nous aurions été impliqués dans cette guerre, de toute façon. C’est notre boulot. » Elle hésita. « Et si leur Faris n’a pas encore effectué de miracle diabolique, on peut espérer qu’elle n’en accomplira pas dans le futur. Alors, c’est une affaire d’acier et de canons. Et ça, c’est notre boulot ! »
Des réserves se lisaient clairement sur leurs visages, mais pas plus que lors de n’importe quelle campagne. Pas même pour Geraint ab Morgan, nota-t-elle.
« Patronne ? hasarda avec prudence le capitaine des prévôts lorsque le regard de Cendres tomba sur lui.
— Qu’y a-t-il, Geraint ?
— Et si elle arrive à conquérir la Bourgogne, qu’elle tue le vieux duc pour les Machines sauvages, que ce soit par la guerre ou par un miracle… qu’est-ce qui se passera alors, patronne ? »
Cendres éclata soudain de rire. « Tu sais… je n’en ai pas plus d’idée que toi !
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, Morgan ? demanda Euen Huw avec une bonne humeur bougonne. Le temps que ça arrive, tu seras rentré à Bristol, avec tout l’argent que tu peux dépenser, et une chtouille assez sévère pour faire la fortune des docteurs des années durant ! »
Wat Rodway, qui n’avait encore rien dit, considéra, avec une révérence torve, la lumière miraculeuse qui s’effaçait sous la tente. « Patronne, je peux retourner préparer la bouffe pour le petit déjeuner ? Écoutez… soit elle est capable de faire s’abattre sur nous le courroux des démons, soit elle l’est pas. Dans tous les cas, je vais mijoter la dernière potée qu’on verra avant d’attaquer Dijon. Vous en voulez ou pas ?
— Vous en voulez ou pas, patronne, le reprit Cendres.
— Oh, ça, j’en ai rien à faire. J’y vais. Repas dans une heure. Prévenez les gars. » Rodway sortit avec décision de la tente, lançant aux gardes une remarque sur le même ton brusque et parfaitement hargneux.
Cendres secoua la tête. « Vous savez, si ce type ne savait pas cuisiner, je le collerais au pilori.
— Mais il ne sait pas cuisiner, rétorqua Floria.
— Non, c’est vrai. Humm. » Cendres, avec un sourire qui lui tirait les joues, sentit un vent froid entrer par le rabat ouvert de la tente, apportant une odeur d’hommes sales, d’excréments, d’arbres mouillés, de fumée de bois et de crottin de cheval.
Il est presque prime[12], et l’air commence à s’agiter…
« Angelotti, Thomas, Euen, Geraint, tous les autres : venez dehors. » Elle avança, en empoignant le rabat de la tente. « Florian… »
Geraint ab Morgan se pencha vers elle, lui bloquant le passage.
« Ça va pas plaire aux hommes, répéta-t-il avec entêtement. Ils ne veulent pas attaquer la ville.
— Venez dehors, redit-elle avec bonne humeur et sur un ton autoritaire. Je vais vous montrer une autre raison de notre présence ici. »
De sonores croassements et des criailleries de corbeaux résonnaient à travers la clairière quand elle sortit, précédant Geraint. Elle vit les oiseaux noirs s’abattre sur les détritus près des charrois des cuisines, se pavaner le ventre creux, en protestant d’une voix rauque – et s’aperçut qu’elle pouvait les distinguer clairement entre les hêtres espacés, à vingt mètres de distance.
Cendres tourna le visage vers le ciel.
L’air se mouvait sur sa peau.
« Regardez ! » Elle tendit le doigt.
Dans la profondeur des arbres, la première demi-heure avait dû passer sans qu’on la remarque. À présent – tandis qu’hommes et femmes se relevaient de leur posture agenouillée, sur les lieux où ils avaient suivi le service de prime de Digorie Paston –, à présent, tous les rameaux dépouillés et les branches nues à l’horizon est de la clairière se dessinaient avec netteté contre le ciel.
Cendres regarda à peine la lune, blanche comme l’os, qui s’enfonçait à l’ouest. Elle ressentit une tension dans sa poitrine, prit conscience qu’elle était en train de retenir sa respiration, entendit monter la rumeur des gens qui venaient s’amasser dans l’espace dégagé entre les tranchées à la périphérie du campement.
Le ciel d’orient passa lentement, lentement, du gris au blanc, puis au turquoise le plus pâle.
Les minutes qui s’écoulèrent auraient pu ne pas exister, ou être la somme de tous les temps. Cendres sentit simultanément qu’elle endurait une éternité d’attente, et que tout cela se déroulait en un instant – qu’une minute, la clairière dans les bois était sombre, et que, la suivante, une ligne de lumière jaune vif se déposait sur les troncs d’arbres à l’ouest, qu’une lame d’or impérissable s’élevait par-dessus la brume, à l’est.
« Oh, doux Jésus ! » Euen Huw se laissa lourdement choir à genoux dans la boue.
Cendres qui, pour une fois, n’écoutait pas les cris ni ne voyait les gens accourir – Geraint ab Morgan et Thomas Rochester qui s’empoignaient avec surexcitation pour de délirantes accolades, le visage ruisselant de larmes devant ce miracle qui se prolongeait –, Cendres resta debout en contemplation alors que, pour le quatrième matin seulement depuis le 21 août, elle voyait le soleil s’élever dans le ciel à l’orient.
Le terme de trois mois de ténèbres.
Une épaule frôla la sienne. Éblouie, elle se retourna pour voir Floria à ses côtés.
« Tu continues à ne pas croire que ceci nous concerne ? dit Florian d’une voix basse. Qu’il s’agit juste d’une chose que nous devrions éviter ? »
Cendres faillit tendre la main et décocher une bourrade dans l’épaule de la femme, comme elle l’aurait fait une heure plus tôt. Elle s’abstint de tout contact physique.
« Ça nous concerne ? » Elle regarda autour d’elle ses hommes agenouillés. « Je vais te dire, moi, ce qui nous concerne en ce moment même ! Nous ne pouvons pas rester camper ici – je nous donne vingt-quatre heures, grand maximum, avant d’avoir des éclaireurs wisigoths jusque par-dessus la tête. Ici, on ne peut pas manger – et eux, ils ont des lignes de ravitaillement qui leur apportent tous les vivres dont ils ont besoin. Nous sommes écrasés sous le nombre : on est à quoi, trente contre un ? »
Elle se retrouva en train de lancer à Florian un large sourire, mais celui-ci contenait plus d’exaltation aveugle que d’humour.
« Et puis, il y a ça. Ça continue ! La lumière !
— Ils ne vont pas battre en retraite, à présent, remarqua la chirurgienne. Tu en es consciente ? »
Cendres serra le poing. « Tu as raison. Je ne pourrai pas les ramener sous la Pénitence. Je le sais. On ne peut plus revenir en arrière. Et on ne peut pas rester ici. Il faut que nous allions de l’avant. »
Floria del Guiz, pour la première fois depuis que Cendres la connaissait, et de façon tout à fait inconsciente, leva des doigts sales et se signa. « Tu me l’as dit, sur la plage. La Pénitence riz rien à voir avec les Wisigoths. Tu m’as dit que c’étaient les Machines sauvages qui avaient éteint le soleil au-dessus de la Chrétienté, cet été. Qu’elles ont suscité deux cents ans de Crépuscule éternel, au-dessus de Carthage, en affaiblissant le soleil. »
De l’air froid passa sur le visage de Cendres. Une larme glacée coula soudain le long de sa joue balafrée, devant cette lumière.
« La Bourgogne, encore une fois, fit Florian. Pendant l’été, les Machines sauvages ont créé des ténèbres qui couvrent l’Italie, les Cantons, les provinces allemandes, et maintenant la France… et en traversant la frontière, ici, nous en voilà sortis. Sortis du Crépuscule éternel, encore une fois. Pour entrer ici. »
Cendres baissa les yeux. La ligne de soleil partageait son corps, illuminait la peau de ses mains incrustées de crasse, éclairant chaque circonvolution au bout de ses doigts. Sous l’infime chaleur, de la vapeur commença à monter des manches en velours trempé.
La voix de Florian déclara : « Avant cette année, le Crépuscule ne recouvrait que Carthage. Il s’est étendu. Mais pas ici. Est-ce que tu y as réfléchi ? C’est peut-être pour ça que la Faris est venue avec une armée. Nous nous trouvons peut-être hors de portée des Machines sauvages.
— Même si c’est le cas, ça pourrait ne pas durer. »
Cendres leva les yeux vers le ciel. Par réflexe, cependant, comme c’était Florian, elle exprima à haute voix ce qu’elle avait en tête :
« Tu te souviens ? La Bourgogne doit être détruite. Cette région représente leur cible principale. Florian, je n’avais pas le choix, je devais nous ramener ici – et à présent, nous nous trouvons au beau milieu de la cible. »